Visite de Tebboune en Égypte: des enjeux au-delà du report du sommet de la Ligue arabe?

Visite de Tebboune en Égypte: des enjeux au-delà du report du sommet de la Ligue arabe?

Par Kamal Louadj
« Les raisons profondes qui divisent les pays de la Ligue arabe sont en réalité liées au positionnement de chaque État par rapport [aux] enjeux internationaux », affirme auprès de Sputnik le Dr Riadh Sidaoui, analysant les raisons de la visite du Président Tebboune en Égypte dans le contexte du report du sommet de la Ligue des États arabes.
À partir de ce lundi 24 janvier, Abdelmadjid Tebboune entame une visite de travail de deux jours en Égypte, comme annoncé dimanche par la présidence algérienne dans un communiqué publié sur Facebook.
Cette visite intervient quelques heures après l’annonce du report du 31e sommet de la Ligue des États arabes qui devait avoir lieu en mars, à Alger, sine die, sur fond de profondes divergences, dont le retour de la Syrie dans cette organisation panarabe soutenu par Alger mais refusé par les monarchies du Golfe, la guerre au Yémen et la normalisation engagée par plusieurs pays arabes avec Israël.
Ainsi, pourquoi cette visite en Égypte? Quels sont ses enjeux? Que peut-on attendre quant à la question palestinienne et la crise libyenne? En quoi la rencontre entre Tebboune et El Sissi peut-elle avoir un impact important sur toute la région? Comment cette rencontre s’inscrit-elle dans le contexte du bouleversement géopolitique mondial, qui augure une nouvelle configuration multilatérale aux impacts directs sur l’Afrique?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Riadh Sidaoui, politologue et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps) de Genève. Pour lui, « au-delà de la question du report de la réunion de la Ligue des États arabes évoqué par les médias, l’Algérie et l’Égypte, vu leur position géostratégique en Afrique du Nord, cherchent à se positionner ensemble dans un contexte mondial changeant. Un contexte marqué par la crise en Ukraine et au Kazakhstan et la visite du Président iranien à Moscou, actant la naissance d’un axe géopolitique eurasiatique face au bloc occidental mené en tandem par les États-Unis et le Royaume-Uni ».

« Les tendances lourdes de la géopolitique mondiale »

« Il est réducteur de penser que la rencontre entre les Présidents Tebboune et Abdel Fatah Al-Sissi aura essentiellement pour objet la résolution des différends concernant la tenue du sommet arabe », estime le Dr Sidaoui, soulignant qu’ »en tant que puissances nord-africaines, l’Algérie et l’Égypte suivent de très près l’évolution de la scène régionale et internationale, ambitionnant de s’y positionner judicieusement ensemble ».
Et d’expliquer qu’à la lecture « des nouvelles tendances lourdes de la géopolitique mondiale, il est facile de constater la naissance d’un axe de résistance eurasiatique formé par la Chine, la Russie et l’Iran face au bloc occidental dirigé par Washington, Londres et leur bras armé: l’Otan. L’alliance Pékin-Moscou-Téhéran est aussi bien politique et économique que militaire. En effet, les différends qui existaient entre ces trois pays durant la guerre froide ne sont plus d’actualité, laissant la place à une coopération économique étroite, bilatérale et trilatérale, notamment dans le cadre du projet chinois de la route de la soie et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui commence également à intégrer l’aspect militaire. Les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie ont convaincu ces trois pays que l’Occident, dominé par les cartels financiers de la City de Londres et de Wall Street, n’est pas décidé à lâcher ses ambitions de domination de l’Eurasie, où vivent 4,9 milliards d’êtres humains, et de l’Afrique qui héberge près de 1,4 milliard de personnes. Dans ce contexte, la crise en Ukraine, où l’on prête des intentions d’invasion à la Russie, puis au Kazakhstan, l’ingérence franco-américaine au Liban et le jeu trouble de la Turquie, membre important de l’Otan, au nord de la Syrie, ont précipité la nécessité d’une alliance militaire qui s’est révélée dans toute son ampleur lors des derniers exercices navals communs entre la Russie, la Chine et l’Iran sous un commandement unifié dans l’océan Indien, région qui jouxte l’océan Pacifique où va se jouer l’avenir du monde entre les grandes puissances ».

Dans le même sens, le spécialiste estime que « loin de la propagande des médias occidentaux qui prêtent des intentions de rétablissement de l’ancienne zone d’influence de l’Union soviétique à Vladimir Poutine, dans une tentative de remise en scène de l’idéologie de la guerre froide, ce qui se joue entre les deux nouveaux blocs relève des questions existentielles pour les États-nations. Celles liées à la sécurité nationale, à la souveraineté sur les territoires et sur les ressources naturelles et à l’indépendance de la décision politique et économique. Dans ce cadre, la visite du Président iranien Ebrahim Raïssi à Moscou cette semaine et l’annonce d’un accord de coopération dans tous les domaines, d’une durée de 20 ans, constitue un important tournant à prendre en considération dans les relations entre ces deux pays, qui ont appris à se faire confiance durant les dix années de coopération militaire contre Al-Qaïda* et Daech* en Syrie ».

L’Afrique dans cette nouvelle dynamique?

Pour bien cerner de quelle façon les nouvelles tendances lourdes mondiales vont impacter le continent africain, il nécessaire de voir, selon l’expert, que « dans cette nouvelle confrontation ouest-est, deux visions du monde s’opposent. La première est fondée sur une logique néolibérale de l’économie, dominée par les cartels privés dont la finance est le cœur battant. La seconde, bien qu’elle intègre le secteur privé, met l’État au cœur de l’organisation de l’économie. En effet, l’État garde le contrôle sur les richesses minières et énergétiques et définit la politique économique, notamment en ce qui concerne les investissements dans les infrastructures de base. Les lignes rouges tracées par la Russie, la Chine et l’Iran devant les Occidentaux, notamment concernant l’Ukraine, constituent une ligne de démarcation entre l’ancien et le nouvel ordre mondial. Ce dernier se décline dans la lutte pour le contrôle des ressources énergétiques en hydrocarbures, notamment le gaz, et en nucléaire, et le blocage du projet de la route de la soie, notamment en Afrique ».
C’est à la lumière de ces changements profonds qu’il faut « analyser la rencontre des Présidents Tebboune et Al-Sissi », juge l’interlocuteur de Sputnik, et ce « pour plusieurs raisons: la première est politico-idéologique. En effet, la Chine, la Russie et l’Iran sont trois pays trahis par les États-Unis et le Royaume-Uni, mais qui ont su remonter la pente et devenir des puissances. À ce titre, ils sont un exemple à suivre pour tout État qui voudrait s’épanouir tout en restant souverain. Par ailleurs, il faut savoir qu’après l’Algérie, équipée à plus de 60% d’armements stratégiques russes, l’Égypte a tourné le dos à l’armement américain durant ces cinq dernières années, achetant près de 40% de ses besoins stratégiques également à la Russie. Les armées des deux pays s’arment aussi en Chine et sont parties prenantes au projet de la route de la soie. Les technologies balistiques de l’Iran, quatrième puissance mondiale dans ce domaine, sont un haut lieu d’intérêt pour les armées algérienne et égyptienne. En tant que producteur de gaz, l’Algérie et l’Égypte ont tout intérêt à coopérer avec la Russie et l’Iran qui pourraient bien relancer le projet d’une OPEP du gaz, auquel se joindrait certainement la Chine qui prévoit déjà un corridor dans le cadre des routes de la soie, reliant le Venezuela, le Sénégal et l’Iran ».

Quid des crises régionales?

Enfin, Riadh Sidaoui explique que « les raisons profondes qui divisent les pays de la Ligue arabe sont en réalité liées au positionnement de chaque État par rapport à ces enjeux internationaux. En effet, il y a les monarchies du Golfe, qui demeurent sous domination américaine et farouchement anti-iranienne, ce qui les a amenées, avec le Maroc et le Soudan, à se plier à l’injonction de Donald Trump de normaliser leurs relations avec Israël, l’objectif étant la création d’une Otan arabe autour de ce dernier ».
Par ailleurs, « il y a l’épineux dossier libyen, dont l’Algérie et l’Égypte sont tenues d’être les acteurs majeurs de sa résolution, face à la Turquie qui a participé avec la France, le Royaume-Uni et l’Otan à la destruction de la Libye en 2011 », ajoute-t-il, rappelant que « c’est cette intervention étrangère qui a par la suite embrasé le Sahel, dont Alger et Le Caire sont appelés à coordonner leurs politiques antiterroristes ».
De plus, « après son retour sur la scène internationale, la diplomatie algérienne a engagé une médiation entre l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan pour la résolution du différend sur les eaux du Nil et le barrage de la Renaissance. Ces trois pays, bien qu’ils aient des relations avec Israël, sont conscients du rôle néfaste des États-Unis dans cette région et gardent une coopération économique et militaire avec la Chine et la Russie. D’ailleurs, l’Algérie et l’Égypte, qui ont agi ensemble pour bloquer l’adhésion d’Israël à l’Union africaine comme membre observateur, vont certainement discuter de la question palestinienne à l’aune de la médiation lancée par Alger pour unir les différentes factions ».
« Les peuples africains sont en train de se révolter, notamment contre la France, pour ne pas rater l’occasion de ce changement dans le monde, en soutenant le changement au Mali, adoubé par l’axe Alger-Moscou, mais aussi en République centrafricaine et ailleurs sur le continent », poursuit-il. Et de conclure: « les autorités algériennes et égyptiennes font cette lecture et ambitionnent de positionner judicieusement leur pays. Ce qui explique leur intention de renforcer leur coopération militaire, notamment après la visite du chef de l’armée algérienne au Caire ».

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